Quand je suis arrivée à la Maison Blanche au commencement de la première administration Obama, j’étais fraîchement débarquée de la campagne électorale de l’ère Internet la plus réussie de l’histoire, campagne où j’avais servi en tant que conseillère bénévole.
Pour la première fois de l’histoire, nous avons mis en place un site web pour faire participer le peuple américain au processus de préparation des 100 premiers jours de la nouvelle administration. »
La campagne présidentielle d’Obama en 2007-2008 avait invité ses supporters à poster librement sur le blog de la campagne et avait mis en place des wikis que nous avions surnommés « idéateurs » pour encourager l’envoi de propositions politiques auprès de 5 000 experts répartis dans tout le pays. Les bénévoles de la côte Ouest ont mis en place leurs propres QGs de campagne. Ils n’étaient pas sous le contrôle du bureau central de Chicago, mais leur présence était la bienvenue. Des programmeurs donnaient de leur temps et de leurs talents pour construire des outils de prédiction d’intentions de vote.
Pour la première fois de l’histoire, après l’élection et avant l’investiture, nous avons mis en place un site web pour l’équipe de transition, avec un accent sur la transparence, dans le but d’informer le peuple américain et de le faire participer au processus de préparation des 100 premiers jours de la nouvelle administration. Nous encouragions les gens à nous envoyer leurs questions, leurs idées.
Des experts en sécurité un peu trop zélés décidèrent de bloquer tous nos sites de médias sociaux. »
Après le 21 janvier 2009, tout cela s’est arrêté. Nous avions beau être en haut du Mont Blanc, nous avions encore Windows 2000 comme système d’exploitation. Les lacunes technologiques étaient seulement l’une des raisons.
Des experts en sécurité un peu trop zélés décidèrent de bloquer tous nos sites de médias sociaux. Le Président Obama dut exercer son autorité de « leader du monde libre » afin d’être autorisé à garder son « BlackBerry ». Les directives sur la restriction des « cadeaux », en principe destinée à prévenir des faits de corruption, nous empêchaient d’utiliser par exemple des logiciels libres. L’accès à des outils de gestion de nos médias sociaux, compte tenu des impératifs d’accès et de sécurité pour les serveurs de la Maison Blanche, allait prendre douze mois, voire plus.
Les vivistes à la Maison Blanche ne sont permises qu’avec l’aval du FBI. Il faut montrer patte blanche. »
De telles pratiques étaient notre lot quotidien. L’accès à la Maison Blanche, ne serait-ce que pour un meeting banal, exigeait un préavis de 24 heures, le dépôt de votre numéro de sécurité sociale, de votre date de naissance, ainsi qu’une vérification des antécédents, un passage aux rayons X et une fouille dans les règles. Les visites de la Maison Blanche ne sont permises qu’avec l’aval du FBI. Il faut montrer patte blanche.
Les gens de l’extérieur ne peuvent voir à l’intérieur, et les employés du « saint lieu » ne peuvent voir dehors du fait des épais rideaux censés bloquer les débris de verre en cas d’explosion. Les téléphones mobiles doivent être laissés à l’entrée, enfermés dans des petits cagibis en bois.
Quelques personnes à la Maison Blanche – et sans doute plusieurs centaines au sein des agences fédérales – ne possèdent pas toute l’expertise nécessaire pour la création de politiques ou pour l’exécution de projet sur des sujets techniques et complexes. Georges Clémenceau a dit que « Les fonctionnaires sont un peu comme les livres d’une bibliothèque : ce sont les plus haut placés qui servent le moins. »
Nous souhaitions consulter le peuple américain et la société civile avant de rédiger les textes sur le gouvernement ouvert. […] C’était du jamais vu. »
Quand nous sommes arrivés à la Maison Blanche, nous avons réalisé que le « forward leaning » – c’est-à-dire l’attitude proactive qui consiste à donner des indications sur les politiques à venir en discutant certains éléments avant la rédaction du texte final – n’était pas bien vue du tout.
Nous souhaitions consulter le peuple américain et la société civile avant de rédiger les textes sur le gouvernement ouvert.
Nous développions des plans sur le long terme – pas seulement pour que le travail de l’Etat soit plus transparent, mais aussi pour inviter les citoyens à participer à la politique et à travailler ensemble pour trouver des solutions innovantes à des problèmes complexes – il nous paraissait donc normal de définir ces plans d’action de la façon la plus transparente qui soit.
Mais l’idée qu’une institution aussi rigide que la Maison Blanche puisse faire participer ses employés, et même le peuple américain tout entier, à l’élaboration d’un texte avant que celui-ci ne soit écrit, c’était du jamais vu.
Notre chef de cabinet au sein de l’Executive Office of the President dut subtiliser une liste d’emails afin d’envoyer un courrier aux directeurs de différentes agences, pour autoriser la participation d’agents publics à ces travaux. La raison de tant de secret ? Une pratique courante selon laquelle seul l’Office of Management and Budget a le droit de correspondre avec les agences au nom de la Maison Blanche.
Typiquement, au moment où le public ou même la direction d’une agence fédérale a connaissance d’un projet de texte de loi, la version finale du texte a déjà été copieusement discutée et modifiée par une batterie d’avocats et de politiques, au sein de l’Executive Office of the President et de plusieurs agences gouvernementales.Jusqu’à ce que cet examen soit complet, le texte est considéré « en délibéré » (et noté en tant que tel), ce qui signifie qu’il s’agit d’un travail confidentiel en cours et donc non approprié pour une divulgation publique.
Les préoccupations liées au Premier Amendement (liberté de parole, de pensée, de religion, etc.) dans le cadre de la modération des médias sociaux (et les problèmes de communication si nous laissions passer des commentaires sur les OVNIs ou l’extrait d’acte de naissance du Président) auraient pu nous stopper net.
En 2009, la Maison Blanche n’avait pas d’outils simples pour faire participer les citoyens. »
Avant de pouvoir prendre part à toute forme de collecte d’informations (sondage par exemple), une disposition législative méconnue, le Paperwork Reduction Act – bête noire de tout fonctionnaire – oblige les agences gouvernementales à une laborieuse procédure d’agrément. Dans chaque cas, un ministre doit systématiquement s’acquitter d’un droit d’enregistrement et publier un avis de consultation des citoyens dans le Federal Register, notre « Journal Officiel ».
De fait, en 2009, la Maison Blanche n’avait pas d’outils simples pour faire participer les citoyens. Pas de blog. Facebook, on oublie. Et pas de Twitter non plus.
En revanche, nous avions sur les bras un site web archaïque qui fonctionnait à peine, héritage de l’administration Bush, dont l’esprit d’ouverture s’était traduit par une vidéo du sapin de Noël de la Maison Blanche filmé du point de vue de Barney, le chien présidentiel.
Du coup, nous avons dû mettre en place un partenariat avec une autre agence pour faire héberger un simple outil de brainstorming en ligne.
A ce stade, la Maison Blanche avait un DSI, mais pas de directeur de la technologie. Personne à qui parler de stratégies internet pour rendre l’administration ouverte dans sa façon de fonctionner et d’accomplir ses missions de service public, comme la réduction des coûts de l’assurance maladie, l’amélioration de l’accès à l’éducation, la création d’emploi, l’efficacité et la productivité de l’Etat.
Publier de l’information ne traduit pas forcément une volonté réelle d’inviter dans le débat de nouvelles idées ou de nouvelles voix. »
A cette époque – et même après, malheureusement – nos leaders politiques invoquaient bien souvent la « sécurité nationale » pour justifier l’interdiction de sites web ou de l’utilisation d’outils pour aider les services de l’Etat à communiquer et écouter les citoyens.
L’administration Bush avait pour habitude de dissimuler au grand public certains indicateurs économiques clés, les menaces terroristes, etc. Jamais elle ne prit la peine de faire participer les citoyens.
L’administration Obama a fait mieux, de ce point de vue-là, en ouvrant son mode de fonctionnement, à l’exception des sujets liés à la sécurité nationale. Elle a par exemple publié la liste des visites à la Maison Blanche ou organisé des chats vidéo avec ministres et hauts fonctionnaires, au cours desquels le public était invité à poser des questions.
Mais publier de l’information ne traduit pas forcément une volonté réelle d’inviter dans le débat de nouvelles idées ou de nouvelles voix.
A cela, il faut ajouter un manque culturel et historique d’expérience dans ce domaine, deux conflits armés (Irak et Afghanistan), un mécontentement grandissant dû aux malversations de Wall Street, des renflouements aux frais du contribuable, et une économie en chute libre.
Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait eu un manque d’appétit à innover.
Notre plus précieuse ressource est un citoyen éclairé. »
A ce jour, il n’y a toujours pas eu de vraie transformation dans la relation entre l’Etat et le citoyen. Malgré les avancées technologiques, gouverner reste le pré-carré de professionnels qui travaillent dans l’ombre.
La consultation publique est certes une pratique courante, mais effectuée a posteriori, comme une façon de peaufiner un plan déjà décidé ou de le vendre aux citoyens, afin de faciliter son adoption.
D’une certaine façon, la Maison Blanche est comme une boulangère qui laisse le passant gourmand regarder par la vitrine sans jamais le laisser rentrer et lui offrir de viennoiserie. Les citoyens n’ont aucune influence sur les processus de décision. Les agences et l’Etat ne bénéficient aucunement de leur participation.
Il est évident aujourd’hui que notre plus précieuse ressource est un citoyen éclairé. Chacun a son domaine d’expertise ; et beaucoup seraient heureux de pouvoir participer à la vie démocratique, si on leur en offrait l’opportunité.
L’Etat n’a pas toutes les réponses. En dépit du mécontentement à l’égard de l’Etat – il suffit de regarder les sondages auprès des jeunes –, nos institutions publiques ne sont pas conçues – d’un point de vue légal, technique ou culturel – pour bénéficier de l’expertise des citoyens.
En parallèle, des équipes de bénévoles ont cartographié le monde sur OpenStreetMap depuis 2004. En 2013, plus d’un million de participants avaient cartographié 78 millions de bâtiments, et 33 millions de km de route.
Prenons également pour exemple la participation massive (quasi virale) dans le domaine de la science, plus connue sous le nom de « citizen science ». Dans les années 1960, le People’s Science Movement mettait en avant une science accessible à tous. Le phénomène de « citizen science » profite des avancées en matière de nouvelles technologies pour faire des citoyens les nouveaux acteurs et créateurs scientifiques.
Qu’avons-nous fait – et qu’ont fait les autres – pour créer cette culture de conversation qui peut permettre à l’Etat et à ses institutions de bénéficier de l’expertise, des idées, de l’expérience et des talents de ceux qui sont « hors des murs », qui peut permettre aux employés de la fonction publique et aux citoyens de participer ensemble avec leur savoir-faire et leur talent à l’élaboration de solutions aux problèmes complexes de notre société ?
J’ai personnellement observé 7 étapes essentielles pour l’institutionnalisation d’un gouvernement ouvert et innovant.
1.Vision
La création de l’Open Government Partnership et l’acte symbolique de 60 pays ratifiant la charte pour un gouvernement ouvert est une réelle source d’inspiration.
L’annonce par les leaders du G8 d’un engagement de transparence sur le sujet des propriétaires véritables des entreprises – qui ils possèdent et qui les possèdent – s’est traduite par des engagements concrets de la part du Royaume-Uni, de la France et du Danemark. La création d’un poste officiel pour la « simplification de l’Etat » envoie un message fort sur l’importance de l’innovation. Pas plus tard qu’hier, le secrétaire d’Etat au Royaume-Uni annonçait que tous les citoyens britanniques auraient un dossier médical électronique d’ici à deux ans. Les détails d’application ne sont pas encore connus, mais un objectif ambitieux permet d’articuler une telle politique avec clarté.
2.Politiques et lois
Mais cela inclut aussi des politiques qui favorisent l’innovation, telles que des lois qui facilitent l’embauche de talents externes pour des missions de service public ou l’envoi de serviteurs de l’État dans le monde universitaire ou dans le secteur privé. Cela inclut aussi de nouvelles règles sur les appels d’offres notamment dans le domaine des nouvelles technologies : rendre simple l’incorporation de logiciels libres, la rédaction d’appels d’offres pour la meilleure solution à un problème au lieu de la solution moins chère ou la solution la plus à la mode.
3.Plateformes
Les plateformes sont la clé pour la « découvrabilité » des données ouvertes, en pratique, pas juste en théorie. Qu’il s’agisse de data.gouv.fr ou data.gov.uk, il y a besoin d’un lieu où ces données sont mises à dispositions pour leur téléchargement, un lieu où il est possible de faire un inventaire de ce qui est collecté. C’est aussi l’excuse, le prétexte pour le début d’une conversation sur le qui, le quoi, le pourquoi, et le comment (quels formats) pour ces données ouvertes.
Ces plateformes deviendront vite essentielles pour l’Etat afin de l’aider à utiliser l’information qu’il possède, celle qu’il collecte du secteur privé, celle qu’il collecte des citoyens, dans le but d’améliorer la façon dont il gouverne.
Si nous voulons que les données ouvertes se traduisent en innovation dans notre façon de gouverner, nous avons besoin des outils pour les visualiser et les analyser. Elles peuvent par exemple nous permettre de visualiser les lieux de travail où se déroulent la plupart des accidents ouvriers. Et les plateformes sont bien sur la clé pour consulter les citoyens.
4.Action et communauté
Injecter des talents est vital, principalement dans le domaine des nouvelles technologies, et surtout s’ils viennent de l’autre côté du pare-feu.
Mais il faut également encourager et cultiver des communautés et des groupes d’agitateurs/innovateurs en quête de changement.
Attention, il ne s’agit pas des mêmes communautés que celles qui ont longtemps milité pour la transparence et la responsabilité de l’Etat. Ces nouvelles communautés contiennent de nouveaux éléments et de nouvelles voix qui comprennent l’importance d’une démarche collaborative avec l’Etat et ont soif de changement.
5.Formation
La formation et l’enseignement sont essentiels pour cette culture d’innovation. Des rencontres comme celle-ci sont cruciales.
Annonces, politiques et plateformes viennent du haut. Même les programmes de type fellowship, qui envoie une ou deux personnes dans une agence gouvernementale, quoiqu’admirables, ne peuvent à eux seuls apporter une culture d’innovation. La formation est essentielle.
The Inter American Development Bank offre un programme de formation où des membres du gouvernement de Mexico peuvent regarder des vidéos qui traitent d’innovation. La Banque Mondiale vient de lancer, sur la plateforme Coursera, une classe sur l’engagement citoyen.
Mais l’innovation arrive aussi par le bas, en connectant entre eux des innovateurs et des réformistes, pour qu’ils s’entraident et s’apprennent les uns les autres. L’innovation devient alors contagieuse.
Le Bureau du Cabinet au Royaume-Uni a tenu une « Foire de l’innovation » l’été dernier pour encourager les employés du service public à partager leurs innovations dans un espace réel. La Maison Blanche fait la même chose en ligne avec son Innovation Gallery.
C’est aussi pourquoi GovLab organise des « coaching programs » avec des innovateurs pour les aider à faire passer leur projet d’une idée à une implémentation avec l’aide de mentors et d’experts.
6. Preuve
Il faut continuer dans cette voie pour comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, comme le fait la Nudge Unit au Royaume-Uni, en Australie et aux Etats-Unis en expérimentant avec des choix de politiques.
À travers des collaborations avec le monde universitaire pour le design d’expérience de type A/B, nous pouvons accélérer notre compréhension de ces phénomènes : what works and when.
7. Il faut y croire
Les avancées technologiques nous donnent accès à ces innovations. Un cadre légal et la volonté politique nous permettent de telles expérimentations.
Mais plus que des preuves, c’est avant tout notre foi en cette possibilité de changement qui nous fait avancer : cette croyance que l’on peut inventer une meilleure façon de gouverner, plus légitime, plus efficace, plus démocratique.
Beth Noveck
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