Quelle est la genèse de cette étude ?
Nous avons commencé par étudier de façon approfondie des entreprises comme Amazon, Alibaba ou Walmart. Puis, nous avons essayé de regarder plus loin, de creuser et de faire des petits pas de côté. La Chine, et notamment le luxe sur le marché chinois, sont des sujets qui ont émergé lorsque nous travaillions sur Alibaba et que nous avons vu comment l’entreprise, très opportunément, créait des marketplaces en fonction des cibles qu’elle voulait toucher. En d’autres mots, elle a décidé de lancer une marketplace dédiée au luxe ou d’autres consacrées au segment BtoB. Donc, la société crée autant de places de marché que nécessaire pour s’adresser à des cibles spécifiques. Forts de ce constat, nous nous sommes penchés sur le marché du luxe.
Comment les marques de luxe s’adaptent et se fondent dans des canaux et des univers marketing de plus en plus numériques et innovants ?
Je trouve que leur façon de répondre à ce défi est assez passionnante. D’abord, elles n’ont pas oublié leur ADN, leur qualité. Les marques de luxe n’ont pas accepté d’aller sur les marketplaces populaires à n’importe quel prix, mais seulement lorsque celles-ci étaient axées sur le luxe, notamment en Chine. Ainsi elles n’ont pas bradé leur image de marque. Ce faisant, elles ont réussi à s’installer sur des canaux digitaux innovants, comme le métavers ou les NFT, et ont même su se positionner sur les réseaux sociaux et l’influence. En somme, elles ont été capables d’innover et de faire appel aux outils technologiques qu’on leur proposait tout en restant sélectives. Je pense que c’est une des forces des marques de luxe.
Comment réussissent-elles à s’intégrer sur des marketplaces tout en gardant ce côté exclusif qui fait l’ADN du luxe ?
Elles ont importé leur ADN dans ce commerce 2.0. Par exemple, sur certaines marketplaces en Chine, c’est à la limite du métavers. Vous entrez dans une rue en 3D, puis dans différentes boutiques. C’est le Faubourg Saint-Honoré du web. Chaque boutique virtuelle respecte les codes des marques et leur univers. Plutôt que s’implanter sur des places de marché où le moteur de recherche les confronte à d’autres marques plus grand public, elles ont réussi à trouver dans ce type d’outils digitaux des prolongements de leurs magasins physiques. C’est comme cela qu’elles protègent leur ADN. Mais en plus de le préserver, elles en jouent encore plus. Grâce aux moyens numériques dont elles disposent, les marques de luxe peuvent hypertrophier, augmenter leurs codes de marques. Le numérique, qui donnait l’impression qu’elles allaient se fondre dans la masse, leur permet finalement de se démarquer encore plus grâce à des environnements très valorisants. Les marques n’avaient pas vraiment d’autre choix que d’aller sur le numérique. La génération Z, notamment en Chine, a développé une forte appétence pour le luxe et en devient une grande consommatrice. Ces nouveaux clients sont presque exclusivement sur le digital et les réseaux sociaux. Réussir à garder une dimension intime et confidentielle et se positionner dans le même temps sur les outils web devenait une obligation.
Le mot « phygital » revient souvent dans l’univers du retail actuellement. Comment ce terme peut-il s’appliquer au luxe aujourd’hui ?
Ce phénomène n’est pas exclusif au luxe. Il y a 10-15 ans, le réseau des magasins physiques voyait l’e-commerce comme un concurrent. Ce phénomène a duré assez longtemps, nombre d’enseignes refusaient la complémentarité, ainsi que de voir leurs produits sur du numérique, parfois légèrement moins chers. Aujourd’hui, nous observons une convergence omnicanale (phygitale), du digital et des magasins, pour servir des intérêts communs. Avec l’évolution des marketplaces, il est clair que le digital devient un prolongement du magasin et non un concurrent. Le magasin se transforme en force d’expérience physique et concrète, en complément du digital. Le phygital, c’est ce point de rencontre créatif qui repousse les limites de la vente physique et qui donne aux marketplaces les qualités, l’expérience et le plaisir du magasin. Le rapprochement des deux permet de créer une véritable expérience client. Les marques de luxe excellent dans cet exercice.
Peut-on s’imaginer un futur avec des marketplaces dédiées, type Amazon du luxe ?
Ce futur commence déjà. Amazon a créé « Amazon Luxury Stores » au sein de son site, qui peine à séduire en France. Farfetch, de son côté, démarre assez fort. Ces marketplaces offrent aux marques de luxe la possibilité de créer des shop à l’intérieur de leurs écosystèmes. Selon moi, c’est le sens de l’histoire. Mais cela ne se fera qu’en créant des espaces dédiés qui soient vraiment maîtrisés par les marques, car elles n’accepteront pas d’être vendues dans des écosystèmes mainstream. Elles ont raison, c’est ce qui leur permettra de vivre et de développer leur singularité.
« Les marques n’ont pas accepté d’aller sur les marketplaces populaires à n’importe quel prix, mais seulement lorsque celles-ci étaient axées sur le luxe, notamment en Chine. »
Pourquoi les marques de luxe ont-elles « raté le coche » de l’e-commerce dans les années 2000 ?
Elles n’ont pas « raté le coche », elles ne voulaient simplement pas y aller. L’e-commerce n’était pas adapté à leurs marques et à la façon dont elles voulaient les gérer. Elles ont refusé et ce, malgré l’appel des sirènes, afin de ne pas créer de promiscuité avec des marques « mainstream » qui ne leur correspondaient pas. Je pense qu’elles ont bien fait. Elles ne s’y sont pas opposées mais ont simplement pris du recul afin de voir ce que l’e-commerce proposait. Depuis, les marques de luxe ont fini par y trouver leur intérêt, notamment pour s’attaquer au marché chinois, ce qui n’aurait pas été possible uniquement grâce à des magasins physiques.
Comment se traduit l’influence de la Chine sur le secteur du luxe ?
En France, nous parlons du métavers depuis quelque temps mais, en Chine, il est déjà en place. Il existe par exemple des mannequins digitaux qui ont une audience de plusieurs millions de personnes. Ils suivent les modèles et valorisent la marque, ils ont le même rôle qu’un mannequin classique. Alors qu’en France on les prédit, en Chine, ces avancées technologiques font déjà partie du quotidien. Les consommateurs chinois ont une telle appétence pour la technologie qu’il faut leur proposer de l’innovation et de la nouveauté régulièrement, sinon ils s’ennuient assez rapidement. Contrairement aux clients européens, ils prennent plus de plaisir à naviguer dans des écosystèmes technologiques complexes. Ça fait partie du postulat pour vendre des produits en Chine. Il faut vous adresser à cette génération Z, constituée souvent d’enfants uniques fortement attirés par les marques de luxe.
La RSE a-t-elle une place importante dans le secteur du luxe et les attentes des clients ?
Je pense que les attentes des consommateurs du luxe en matière de RSE ont émergé plus ou moins en même temps que dans les autres secteurs. Les mentalités en Europe sont très en avance sur les questions environnementales. Mais même en Chine, nous constatons qu’il y a une attente en matière d’écologie et d’engagement social. Les marques ont beaucoup évolué dans ce sens-là, notamment au travers des matériaux qu’elles utilisent. Elles ont bien compris que 90 % des consommateurs sont capables d’abandonner une marque si elle n’est pas engagée sur l’environnement, principalement les jeunes. Ces attentes en croissance participent à l’émergence de nouveaux créateurs comme Stella McCartney, qui n’utilise aucun cuir animal. Ces jeunes créateurs bousculent l’univers du luxe et sont suivis par leurs clients. De plus, contrairement aux autres secteurs, l’argument du prix comme critère de sélection en période inflationniste n’existe pas vraiment dans le luxe, laissant aux consommateurs plus de possibilités pour se concentrer sur les critères RSE. Je pense que nous allons encore assister à une accélération des marques de luxe dans ce domaine.
La seconde main peut-elle se faire une place dans le luxe ?
Je dirais même qu’elle a une place très importante. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de marques de luxe qui se saisissent de leurs produits d’occasion ou de leurs anciennes collections. Je pense qu’à terme, cela fera partie d’un service quasiment obligatoire si elles veulent continuer à vendre des produits neufs.
Son parcours :
2012 : Au cours de sa carrière de consultant en stratégie de communication commerciale, Vincent Mayet, diplômé de l’ISCP, a accompagné de grandes marques telles que le PMU, Audemars Piguet, Le Bon Coin, Axa Assurances, L’Oréal, Philips France, Citroën, Marionnaud, Intersport, Carrefour Market… Il intègre Havas en 2002 et prend ses fonctions en qualité de co-CEO en 2012.
2016 : Directeur général de l’agence Havas Paris depuis janvier 2016, dans la continuité d’une carrière passée au sein du groupe, Vincent Mayet anime « Paris Shopper », une offre globale lancée en partenariat avec Fullsix Retail qui propose aux marques et aux enseignes de distribution des expertises de communication commerciale.
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