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Compte rendu de la journée d’étude du samedi 24 mai 2014

Florian Forestier

Pourquoi la philosophie a-t-elle avec le numérique un rapport souvent plus violent que d’autres disciplines. Pourquoi, au lieu de l’intégrer comme un nouvel environnement, un nouvel enjeu, le nie-t-elle, ou y voit-elle une menace, une rupture historiale au sens de Heidegger, qui couperait littéralement en deux l’épopée de la pensée humaine ? Qu’y a-t-il dans le numérique, qui semble si étranger à la philosophie ? A quoi le numérique invite la philosophie ?

Je vais proposer, assez banalement, que l’attitude des philosophes par rapport au numérique doit être mise en relation avec deux oppositions classiques à partir desquelles la philosophie, au sens occidental, comme cette forme ou discipline de pensée qui s’est développée en Grèce, s’est définie.

1) La première est celle du savoir et du savoir faire. Pour s’instituer comme quelque chose de nouveau, se différencier radicalement des disciplines existantes, la philosophie a dramatisé l’opposition de la science et de la technique. Cette opposition est soulignée, martelée dès les cours de philosophie de terminale : la philosophie cherche à déceler l’idéalité au sein du fluent. Elle interroge les principes, et la logique de principialité implique une attitude de pensée tout à fait spécifique. La quête de l’intelligibilité est désir de dégager un sens s’éclairant de sa propre lumière.

2) La seconde opposition, liée, est celle de la réalité et de l’image. Les sophistes, champions de la logique de l’apparence, de sa complexité, de sa dialectique propre, sont combattus au nom du support intelligible transcendant celle-ci. Dès lors, la philosophie se met en grande difficulté pour penser des phénomènes humains comme les (ou la) mode

Ceci implique un rapport problématique à la technique, une difficulté à reconnaître que la technique déploie elle aussi un rapport de connaissance au réel, même si ce rapport ne vise pas à se justifier et se fonder, voire, s’auto-fonder. La technique est un mode d’existence difficile à appréhender pour le philosophe, qui voit sa diffusion comme une invasion, une menace, une crise. Dans les années 80, chez Bernard Pivot, Philippe Sollers avait fait une remarque pertinente à Michel Henry venu présenter son livre la Barbarie. Il lui avait dit que c’était bien la position et la disposition philosophiques qui se sentaient agressées par la technique. Les écrivains, et plus encore les artistes, ne se sentaient pas remis en cause de la même façon ; ils se sentaient challengé, mais le cœur de leur pratique et de leur art n’était pas visé par ce développement.

Ce qui implique aussi un rapport problématique à ce qui est mode, convention, à tout ce que le philosophe tend à repousser dans la sophistique, et qui ressort de l’épaisseur, de l’organisation propre de l’apparaître. Plus avant, la participation de l’image à cela même que le philosophe considère au plus au point comme la pensée – au développement de la rationalité discursive – menace sa position. Derrida a insisté sur l’impossibilité de désintriquer comme le cherchait Husserl l’expression de l’indication, autrement dit de purifier la sphère de la signification pour isoler une signification absolument stable et répétable. Pourquoi, cependant, interpréter cette impossibilité comme une déchéance ? Pourquoi adopter la langue de l’impureté pour évoquer cette contextualité ?

La remise en cause à laquelle le numérique invite la philosophie doit être comprise dans cette filiation. D’une part, le numérique ébranle la logique d’auto-fondation intellectuelle de la science et accroit ainsi considérablement, selon les termes de Lyotard, l’extériorité du savoir au sachant. La compréhension – du moins cette sorte de compréhension comme appropriation comme capacité de réactivation infinie d’un sens, comme élargissement de ce sens, est moins mise en avant. L’accroissement des capacités de collecte et de mise en commun des données, ainsi que de leur traitement statistique achève le processus d’expropriation de l’évidence intellectuelle. Le philosophe dès lors n’a plus son mot à dire sur le contenu des savoirs : le contenu intellectuel de la philosophie est remis en cause par le nouvel ordre des savoirs qui se met en place. Le philosophe n’a plus de terrain et le numérique semble vouloir évacuer ce qui restait d’habitus ou de disposition philosophiques là où ceux-ci résistaient le mieux, dans les sciences humaines.

Il faut ici ajouter quelques remarques. La philosophie a assimilé longtemps rationalité et intelligibilité, ce que l’ère cybernétique et informatique conteste. Les processus rationnels, les normes de déductions, d’inférences, etc., peuvent être programmés ; ils peuvent être biologiquement câblés dans le cerveau humain (ils s’exécutent le plus souvent à un niveau sub-personnel), ou peuvent procéder d’un phénomène d’émergence au sein de processus qui eux n’ont rien de rationnels. Ils ne sont pas guidés par l’expérience de l’évidence.

L’intelligibilité en effet relève d’un autre ordre, dans lequel l’objet de raisonnement est lui-même placé à distance, un ordre où la pensée s’inspecte et revient sur elle-même. Il y a bien une différence fondamentale entre l’abstraction et l’idéalisation, ce qui a été magistralement souligné par Husserl dès les Recherches Logiques. Par la généralisation du raisonnement, et la visée du général au sein de l’acte idéalisant s’ouvre le champ de l’intelligible qui n’est pas celui du rationnel. Au sein de ce champ, la pensée est pensée de. Elle n’est pas pensée de quelque chose, mais le de est la caractéristique structurelle de la pensée. Elle est pensée de, à propos de ; on parle de pensée à partir de l’idée d’un plus vers l’excès duquel on est d’une façon ou d’une autre tendu. La pensée se saisit (ou est saisie) dans ce mouvement comme pensée de).

Le numérique, ainsi, majore la dimension technique de la production (précisément pensée comme production) de la connaissance, et, nous l’avons dit, accroit la distance du sujet pensant à cette connaissance.  Il nous invite ainsi à penser différemment l’idéalité, en replaçant son émergence au sein d’un processus technique et rationnel plus vaste. Avec Bernard Stiegler, nous pouvons poser que l’expérience s’ouvre en elle l’espace de l’idéalité, mais que celui-ci est préparé par un être au monde déjà rationnel et technique, déjà pensant en ce sens, tout l’enjeu étant de comprendre le statut de cette pensée qui n’est pas pensée au sens classique posé par la philosophie.


Source: https://ecultures.hypotheses.org/177

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